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En quelques années, Nairobi est devenue le point focal de l’innovation dans le domaine des nouvelles technologies en Afrique. La capitale du Kenya est régulièrement surnommée la « Silicon Valley africaine ». Comment y est-elle parvenue ? Y a-t-il des leçons à en tirer pour le reste de l’Afrique ? Éléments de réponse.

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Il suffit de monter dans un taxi à Nairobi pour comprendre pourquoi le jeu Ma3racer a connu un  tel succès ici. Ce jeu vidéo vous plonge dans la circulation dingue de la capitale kenyane. Au volant d’un matutu (un minibus qui sillonne la capitale avec officiellement 14 personnes à bord, mais toujours beaucoup plus en réalité),  vous devez vous frayer un chemin. Ce jeu qui se joue principalement sur des feature phones Nokia (des téléphones basiques, pas des smartphones) a été téléchargé près d’un million de fois.

Comme dans le vrai Nairobi, pour gagner il faut parvenir à ne pas rester coincé dans les embouteillages géants et à se faufiler entre les motos, les camions, les autres matutus et les Toyota Probox menaçantes dont les voyous et trafiquants en tout genre ont fait leur outil de travail. Développé localement et destiné à des joueurs équipés de simples téléphones mobiles, ce jeu est un succès caractéristique de l’écosystème tech qui s’est développé à Nairobi.

Mon taxi, le vrai, arrive enfin devant l’immeuble « Bishop Magua Centre » sur Ngong road. Il a fallu plus de deux heures pour traverser la ville. C’est ici que bat le coeur de la « Silicon Valley africaine ». Le premier espace de coworking d’Afrique s’est installé au 4e étage en 2010 et depuis lors, le iHub est une véritable référence sur le continent et au-delà.

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En 2007, il y avait 5 000 abonnés internet. Aujourd’hui, 12 millions. 

Si l’on y regarde de près, la naissance de l’endroit ne doit pas grand-chose au hasard et elle est venue couronner une série d’efforts développés dans différents secteurs. Le pays était pourtant mal parti. En 2007, on ne comptait pas plus de 5 000 abonnés à internet dans le pays avec des connexions d’une lenteur proverbiale.

Comme le raconte très bien Emmanuel Tellier dans Télérama, la première pierre a été posée par Bitange Ndemo. Cet ingénieur formé aux États-Unis a quitté le secteur privé à la cinquantaine pour rejoindre le ministère de l’Information. Il a bataillé pour faire arriver dans son pays l’un des câbles sous-marins qui constituent l’architecture d’internet. Ce fut chose faite en 2009. Dans la foulée, un accès internet illimité a été accordé aux universités et le marché des fournisseurs d’accès a été libéralisé entraînant une baisse des prix qui allait de pair avec la mise à disposition du haut débit.

Le second ingrédient est venu des Kenyans eux-mêmes, des abonnés au téléphone mobile en particulier. L’opérateur historique, Safaricom, a remarqué en 2007 que ces clients (qui prépaient leur téléphone en achetant des unités à l’avance, comme partout sur le continent) s’échangeaient des unités téléphoniques comme ils échangeraient des billets. Safaricom a décidé de formaliser cette forme de paiement dématérialisé en lançant le service M-Pesa (« pesa » signifie monnaie en swahili).

L’équivalent d’un milliard de dollars est payé par SMS chaque mois 

Aujourd’hui, le fait de pouvoir régler un achat en envoyant un SMS est devenu totalement ordinaire pour les deux tiers des adultes kenyans. Même les habitants du bidonville de Kibera qui n’avaient pas de compte bancaire peuvent désormais en avoir un à leur disposition via leur téléphone mobile. Au total en 2013, c’est l’équivalent d’un milliard de dollars qui a circulé chaque mois de téléphone en téléphone. Le service représente 15% des revenus de l’opérateur.

iHub7Au Pete’s coffee, le café installé au rez-de-chaussée de l’immeuble qui abrite le iHub, on peut aussi payer par SMS. L’endroit est inspiré du légendaire Peet’s coffee de Palo Alto où se seraient signés tellement de deals importants de la Silicon Valley californienne. Ici, le menu s’affiche en HTML sur une ardoise et les lasagnes bolognaises du jour sont proposées en deux versions: au boeuf ou au poulet. C’est là que je retrouve Erik Hersman. Ce géant à la barbe rousse est plus connu sur internet sous le pseudonyme de « White African » (du nom de son blog et son compte Twitter). Il est l’un des créateurs du iHub et l’un des piliers de la communauté tech de Nairobi.

Erik Hersman, « l’Africain blanc », est l’un des piliers de la communauté tech de Nairobi 

Pour cet Américain, élevé en Afrique (Soudan et Kenya) par des parents missionnaires et linguistes qui travaillaient à traduire la bible dans les langues locales, il ne fait pas de doute que le téléphone mobile et internet sont en train de « changer l’algorithme de l’Afrique ». Cette conviction, Erik Hersman l’a forgée au fil des ans et notamment en créant Ushahidi (« témoin » en swahili) en 2007. À la suite des violences qui ont éclaté dans le pays dans la foulée d’une élection présidentielle contestée, un groupe de blogueurs, de journalistes et de développeurs bénévoles a créé cette plateforme qui permettait à tout un chacun de signaler par SMS ou par internet les actes de violence dont il était témoin.

Remarqué puis soutenu par des fondations américaines, le projet s’est développé et a été utilisé dans de nombreuses crises pour cartographier des destructions après un tremblement de terre (Haïti ou Chili), des bombardements (Gaza), des sites touchés par un mouvement de grève (Grande-Bretagne), ou d’autres événements. Porté par une structure à but non lucratif, Ushahidi est gratuitement accessible à tous et toujours installé dans l’immeuble de Ngong road à Nairobi.

Un système éducatif qui fonctionne bien 

Cette initiative a joué un rôle de creuset pour la communauté tech de Nairobi qui a décidé qu’il lui fallait un lieu pour se retrouver de manière régulière et partager ses réflexions, outils, découvertes, projets. C’est autour de cette équipe et de cette idée que naît le iHub qui voit le jour en 2010. Il faut dire qu’on trouve à Nairobi beaucoup de techniciens et d’ingénieurs bien formés. Le système éducatif est l’un des plus performants sur le continent et les diplômés kenyans rivalisent avec les Sud-Africains dans les classements internationaux.

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Lorsqu’on lui demande de définir le iHub, Erik Hersman parle de la « communauté tech »: « Le iHub, c’est d’abord un espace communautaire qui aide les membres de la communauté tech ici à Nairobi à se connecter les uns aux autres,  à se trouver et à faire des choses ensemble. » Dans la pratique, le iHub est un grand open space aux couleurs vives articulé autour d’un comptoir où on sert du café kenyan à toute heure. Toutes sortes d’événements y sont organisés: des barcamps, des conférences, des hackathons, des rencontres avec des grands noms du Net (comme Eric Schmidt, le grand patron de Google). C’est aussi un espace de travail (coworking space) que des jeunes entrepreneurs peuvent occuper pendant quelques mois pour un prix modique, le temps de développer leur idée de start-up (comme l’avait raconté Francis Pisani lors de son tour du monde de l’innovation).

Le hasard des rencontres au sein du iHub fait naître les projets 

Si l’on écoute, Erik Hersman, le coeur du iHub est ailleurs. « C’est la sérendipité », explique-t-il, « et c’est quelque chose que nous n’avons pas créé intentionnellement au départ ». La sérendipité, c’est celle des rencontres permises par la circulation incessante dans l’immeuble de tous ceux qui travaillent de près ou de loin dans le secteur des nouvelles technologies: ceux qui les font (développeurs, ingénieurs, designers), ceux qui pensent (chercheurs, universitaires, étudiants) et ceux qui les financent (investisseurs). Au passage, iHub compte plus de 10 000 membres officiellement inscrits pour prendre part aux différentes activités proposées.

=> Lire l’intégralité de l’interview de Erik Hersman

Il faut dire que le iHub n’est plus un îlot de technologie au milieu des magasins qui vendent des clubs de golf ou des vêtements de créateurs à la bourgeoisie de Nairobi. Désormais, tout l’immeuble est occupé par des start-ups (150 sont nées dans le giron du iHub) et des filiales du iHub (département études et recherche, laboratoire spécialisé dans l’expérience utilisateur et laboratoire qui travaille sur les mobiles). Erik Hersman lui-même a installé sa nouvelle entreprise au premier étage. Pour la première fois, ce n’est pas un logiciel ou un service en ligne que l’on développe ici, mais du hardware. L’entreprise s’appelle BRCK comme son produit, un objet en forme de brique qui est une sorte de clef 3G/4G spécialement pensée pour les conditions africaines (voir notre article sur le sujet).

Pas de financement public pour le iHub 

Situé au coeur de l’écosystème des nouvelles technologies à Nairobi, le iHub préserve jalousement son indépendance en multipliant les sources de revenus (les sponsors sont des fondations ou des entreprises privées et les filiales du iHub qui font de la recherche ou des tests utilisateurs sont rémunérées pour cela). Pas question, en revanche de solliciter des financements publics. Erik Hersman explique: « Il s’agit d’un problème avec l’argent public au Kenya. Si l’argent qui vous permet d’avancer dépend d’intérêts politiques, alors il peut parfois y avoir des pièges mortels, le terrain est miné et vous ne savez pas où. »

Aujourd’hui, le iHub n’est plus le seul endroit où Nairobi crée et développe les produits et services en lignes qui font que le poids de l’économie numérique dans le PIB atteint 2,9 %, c’est à dire proportionnellement plus que pour le Canada et autant que pour la France, selon une étude du cabinet Mc Kinsey Global Institute de novembre 2013. Il existe d’autres immeubles le long de Ngong road et ailleurs qui accueillent des jeunes entreprises innovantes. Et le Kenya ne compte pas en rester là. Il voudrait porter à 35 % la part du secteur des nouvelles technologies dans la richesse nationale.

Google, Intel, IBM, Samsung, Nokia et Microsoft se sont installés à Nairobi 

En dépit d’une situation sécuritaire précaire, de la proximité de la Somalie et d’attentats fréquents, le Kenya a réussi à attirer à Nairobi les quartiers généraux africains de Google, Intel, IBM, Samsung, Nokia et Microsoft. Et pour aller encore plus loin, les autorités kenyanes ont lancé un projet pharaonique: édifier une ville nouvelle à une quarantaine de kilomètres au sud de Nairobi. Baptisée « Silicon Savannah », elle sera entièrement dédiée aux nouvelles technologies et accueillera tous les acteurs du secteur (plus de 10 000 personnes, selon les prévisions de ses concepteurs), des grandes entreprises aux start-ups en passant par les universités.

Le projet initié par le gouvernement provoque beaucoup de scepticisme au sein de la communauté tech de Nairobi. Mais c’est un projet qui doit aboutir dans 20 ans. D’ici là, des milliards de dollars auront changé de main ou plutôt de téléphone avec M-Pesa. Le système de paiement kenyan cherche à s’ouvrir les portes de l’Europe et vient de se lancer en Roumanie. Parti en tête dans la course africaine aux nouvelles technologies, le Kenya porte maintenant son regard vers d’autres territoires.

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