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La mort de l’inventeur du Nagra, le plus célèbre magnétophone de reportage radio (aussi le magnéto des ingénieurs du son au cinéma), marque la fin d’une époque. Mais depuis bien des années déjà, la firme créée par Stefan Kudelski avait tourné la page. Les vagues de nostalgie qui s’expriment aujourd’hui chez les professionnels de la radio viennent souligner, si nécessaire, que le monde des médias a changé d’ère depuis belle lurette.

La mort de Stefan Kudelski en Suisse a déclenché chez tous ceux qui ont fait de la radio au XXe siècle des vagues de nostalgie. L’inventeur du Nagra [très bon portrait de Kudelski sur La-Croix.com] et son invention n’ont jamais été aussi bien racontées que par l’indépassable émission de Yann Parenthoen éditée en disque et que France culture serait bien inspirée de rediffuser au lieu de proposer une triste page vide de son dans ses archives*.[notice_box]EDIT: France culture annonce que le reportage « On Nagra » de Yann Parenthoën sera rediffusé le 12 février 2013 à la veille de la journée mondiale de la radio.[/notice_box]

Sur le versant nostalgie, quelques journalistes se sont livrés à l’exercice « je me souviens », façon Georges Pérec:

  • Cher Monsieur Kudelski par Fabienne Sintès de Radio France
    Mon ostéo tient aussi à vous saluer. C’est grâce à vous qu’aujourd’hui encore il corrige régulièrement cette courbature qui me fait pencher à gauche, vu que je dégaine du micro de la main droite. Désormais, les mini-NAGRA sont à notre travail ce que la direction assistée est au créneau entre deux voitures mal garées ; cependant au fond, tous ceux qui ont appris à travailler avec votre invention en bandoulière, ont la nostalgie de cette bonne vielle mécanique à bandes, lourde comme un âne mort mais aussi increvable qu’une vielle 504.
  • On Nagra for ever sur le blog de Radio Fanch
    Le Nagra « collait à la peau » du reporter, c’était beaucoup plus que son stylo et son carnet de notes. C’était un certain prolongement de lui-même pour en faire quelque chose d’hybride : mi-homme, mi-machine.
  • Mon Nagra et moi : souvenirs émus d’une reporter radio de Valérie Lehoux de Télérama (ex-RFI)
    Bien plus qu’un outil, le Nagra était un symbole. Prendre en main son premier specimen, c’était faire son entrée officielle dans la profession. Et y capter son premier son (après avoir soigneusement réglé ses niveaux, et veillé à ce que la bande ne vrille pas entre les têtes de lecture et d’enregistrement), c’était passer son rite d’initiation.
Stefan Kudelski

Stefan Kudelski (Photo: groupe Kudelski)

A ce dernier témoignage, je ne changerais pas une virgule tant il restitue ce que fut le Nagra (Nagra E, pour pour être précis) pour le reporter radio que j’étais dans les années ’90. Mais, lorsque Valérie Lehoux écrit « c’était passer son rite d’initiation », elle touche du doigt ce qui a changé en l’espace d’une quinzaine d’années. La numérisation a certes remplacé les bandes magnétiques par des cartes flash mais elle a surtout fait baisser considérablement le prix des appareils et mis les magnéto de reportage de qualité professionnelle à la portée de quasiment toutes les bourses. L’outil inaccessible auquel il fallait être « initié » n’est plus. Les amateurs « bricolent » avec les mêmes outils que les professionnels. Qu’il s’agisse de Nagra ou d’autres marques. Le marché s’est élargi.

Corollaire de cette évolution, dans le monde de la radio, comme dans les autres médias, les outils de travail existent désormais largement à l’extérieur de l’entreprise. Le périmètre technique de l’entreprise a d’ailleurs été sérieusement réduit: un bonne partie des outils et des logiciels utilisés aujourd’hui sont choisis individuellement par les journalistes et non par l’entreprise.

Certes, il reste des Nagra, des Nagra numériques et même des versions mini qui ont vu le jour avec le très moche Nagra Ares P, suivi du Nagra Ares M. Un magneto de reportage qui tient dans la poche et qui peut enregistrer pendant des heures et des heures, une idée quasiment inconcevable pour ceux qui ont débuté avec des bandes magnétiques de 15 minutes qu’on devait surveiller du coin de l’oeil tout en interviewant son interlocuteur (d’où le strabisme des vieux reporters en plus de la scoliose ?) Ces deux caractéristiques du Nagra numérique petit format ont rendu possible l’enregistrement de longues plages « au cas où » il se passe/dise quelque chose d’intéressant et démultiplié le temps consacré ensuite au dérushage.

Nagra E Radio France

Un Nagra E de Radio France exposé au musée des Arts et métiers à l’occasion de l’exposion « Radio: ouvrez grand vos oreilles » en 2012 (peut-être celui sur lequel j’ai réalisé mes premiers reportages à France Inter à l’été 1990). / Photo: Soundlandscapes

Le changement le plus insidieux, quand il s’agit de Nagra, n’est pas celui-là, mais l’abandon d’une exigence de qualité et de robustesse. Désormais les Nagra tombent en panne, ce qui n’était même pas une éventualité auparavant (j’exagère à peine). Il faut dire qu’à l’image des start-ups les plus flexibles, la firme Nagra a « pivoté » (pour utiliser cet anglicisme qui traduit le changement de modèle économique) pour se consacrer désormais aux décodeurs vidéo et à la cyber-sécurité. C’est ça aujourd’hui le business de Nagra (avec Pierre Lescure parmi les membres de son conseil d’administration) qui se présente sur son site comme « A world leader in digital security« .

L’histoire du Nagra et de l’entreprise Nagra-Kudelski illustre à elle seule l’histoire des médias depuis la Seconde Guerre mondiale. Vous reprendrez bien une petite pincée de nostalgie avec ces autres grands utilisateurs des Nagra à bandes (mais dans leur version miniature) que furent les services de renseignement de tout bord. Une activité rendue immortelle par la série Mission impossible.

Pendant sept ans, de 1966 à 1973, chaque épisode de la série «Mission Impossible» s’ouvrait sur un Peter Graves prenant ses ordres sur un Nagra SN-S – pour Série Noire, version stéréo – dont la bande s’autodétruisait dans une fumée blanche après cinq secondes. (source: superlocal.ch)

 

 

* France culture propose en revanche le très bon travail de Marie Guérin sur les différences entre l’analogique et le numérique dans le monde de la radio.

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