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LeMonde.fr a frappé très fort en publiant jeudi 17 octobre 2019 une enquête vidéo de 15 minutes qui reconstitue avec minutie une charge de police dans une manifestation de « gilets jaunes » à Bordeaux le 12 janvier. Au cours de cette charge, un manifestant est sérieusement blessé à la tête par un tir de LBD 40. Le chef du service vidéo du Monde.fr, Charles-Henry Groult, également formateur en vidéo à Samsa.fr, dévoile les coulisses de ce travail colossal.

En quoi ce travail constitue une innovation éditoriale pour le pôle vidéo que tu diriges ?

Charles-Henry Groult : Notre objectif était de mobiliser nos compétences vidéo et nos outils pour exploiter au maximum le peu d’images à disposition sur cette charge de police. Les images viennent de la vidéosurveillance et de smartphones : elles sont lacunaires, floues, tremblantes. La nouveauté, c’est d’utiliser la modélisation 3D pour révéler des éléments et rendre des choses évidentes. Avec la modélisation 3D et le travail sur les méta-données, nous avons donné du sens aux images pour faire émerger de nouvelles informations. Ce qui était de l’ordre de l’interprétation avec les témoignages saute aux yeux une fois démontrée en vidéo.

Combien de personnes ont-elles été mobilisées?

Charles-Henry Groult : En tout, une dizaine de personnes – salariés ou freelances avec lesquels on collabore régulièrement – ont touché de près ou de loin à ce travail. Mais l’enquête a été principalement portée par la journaliste Asia Balluffier et le motion designer Antoine Schirer, qui ont travaillé plusieurs semaines réparties sur neuf mois. Ils sont partis ensemble à Bordeaux, où ils ont réalisé 16 interviews. Asia est en CDI au service vidéo depuis deux ans, c’est son premier gros travail d’enquête. Ils ont utilisé des outils classiques de montage (Première et After effect), un logiciel de modélisation 3D, des sources de terrain, des publications sur les réseaux sociaux et du mapping en 3D récupéré via l’open data de Bordeaux.

Comment ont-elles travaillé concrètement?

Charles-Henry Groult : Comme pour toutes nos vidéos explicatives, on réalise d’abord une V1 du texte fil rouge, qui contient la voix off et les renvois vers les preuves et les sources dans un document interne. On s’assure ainsi que tous les éléments s’intègrent dans un storytelling idéal. On pose un bonne séquence d’intro, puis de bonnes chevilles pour passer d’une séquence à l’autre. On produit ensuite un storyboard dans lequel images et texte se répondent. L’image n’est pas là pour illustrer la voix : le propos est au contraire construit en fonction des images. Cette vidéo a été longue à faire entre le temps d’enquête, les recoupements, les modélisations et six niveaux de validation en interne.

Est-ce-que le résultat est à la hauteur de vos ambitions?

Charles-Henry Groult : Oui, on a réussi à apporter du nouveau visuellement et à tirer le maximum d’infos avec peu d’images. Ça fait un an qu’on veut développer notre production d’investigation en vidéo. Ce qui demande, surtout sur un épisode 1, d’être irréprochable sur les process et surtout sur le résultat. Là on sort une enquête béton, qui apporte une évidence absolue, en combinant un travail de terrain, de chronologie, de représentation dans l’espace et de métadonnées. Le résultat est servi par une charte graphique claire et sobre qui traduit en image la précision de ce qu’on veut montrer.

Comment s’est traduit votre souci de la précision ?

Charles-Henry Groult : Outre les informations recueillies dans les témoignages, Antoine s’est rendu à Bordeaux pour vérifier sur place la disposition dans l’espace, afin de la reproduire de façon extrêmement fidèle dans la modélisation. Il a fait valider par les témoins toutes ses intuitions quant à la position des caméras et des personnes. La position des forces de l’ordre pendant la charge, c’est la position exacte et géolocalisée de leurs corps, pas des punaises bleues approximatives. Il a poussé le vice jusqu’à photographier les pavés de la rue et les bâtiments pour avoir les vrais rues et les vraies façades au moment du mapping ! C’est aussi dans ce genre de détails que se joue la crédibilité.

Comment a été décidé la durée de la vidéo?

Charles-Henry Groult : Avec 15 minutes, elle fait partie de la fourchette haute de nos vidéos. On ne pouvait pas répondre directement à la question : « est-ce-qu’il y a eu une bavure policière? ». Cette longueur nous permet de développer une réelle démonstration, de rappeler les faits, de redonner le contexte de la manifestation. D’habitude, on fait des enquêtes plus courtes, sur une ou deux journées, qui relèvent davantage du fact-checking, et qui donnent lieu à des vidéos de 3 à 4 minutes. Elles font des centaines de milliers de vue, mais n’ont pas l’impact médiatique et l’ambition éditoriale de ce travail. D’après nos premières statistiques, nous avons très vite dépassé les 400 000 vues et plus de la moitié des lecteurs de la vidéo ont regardé plus de la moitié des 15 minutes.

Quel est le dispositif de diffusion ?

Charles-Henry Groult : La vidéo a tout de suite été reconnue en interne comme étant de qualité. La direction l’a mise immédiatement en avant sur la page d’accueil, puis a diffusé une alerte sur les téléphones, ce qui nous arrive rarement. Je me réjouis que Le Monde s’assume comme un média capable d’investiguer en vidéo. Il y a eu un gros boulot de packaging et d’accompagnement de la vidéo avec une bannière de circonstance sur YouTube et la création d’une playlist dédiée à nos futures investigations. On a aussi fait un teasing sur le compte Twitter perso d’Asia et sur l’onglet communauté sur YouTube.

Quelles sont les réactions de votre communauté sur les réseaux sociaux ?

Charles-Henry Groult : On reçoit des réactions dithyrambiques, notamment sur deux aspects qui comptent beaucoup pour moi : sur la qualité de l’enquête elle-même et sur le fait que Le Monde réponde présent sur la thématique des « gilets jaunes » qui tient à cœur à de nombreux lecteurs. Nous avons réalisé une quinzaine de vidéos sur les « gilets jaunes », mais il est encore utile de dire que Le Monde continue d’enquêter là-dessus. On nous dit que nous avons réussi à mélanger la crédibilité du Monde et le ton de Youtube, ça fait plaisir.

Quel impact attendez-vous de ce travail ?

Charles-Henry Groult : Le pôle vidéo n’a aucun objectif en terme d’audience. L’ambition éditoriale dépasse toujours le nombre de vues. On s’intéressera davantage à la conversion en abonnés par exemple. Mais d’abord, on a voulu révéler des faits, dans un moment où l’on commence à prendre du recul sur les « gilets jaunes ». Et éventuellement obtenir une réponse des pouvoirs publics. C’est le rôle du Monde de se placer sur ce genre de sujets importants. On a lancé trois nouvelles pistes pour d’autres enquêtes vidéo en France et à l’étranger. On espère en sortir deux sur 2020, en ajoutant pourquoi pas à l’équipe un spécialiste de géolocalisation ou de l’analyse de data.

Quelles ont été vos sources d’inspiration?

Charles-Henry Groult : On regarde beaucoup ce que fait le New York Times dans sa nouvelle verticale vidéo « visual investigations » lancée il y a quelques mois. En termes de storytelling et de graphisme, on aime ce que font Vox, et plus largement les médias américains comme le Washington Post et Wire. Sur l’investigation visuelle, le New York Times a vraiment une longueur d’avance. Et surtout beaucoup plus de moyens ! Là où on bosse à 2, les Américains sont 3 fois plus nombreux. Pour l’enquête sur les bombardements russes en Syrie, ils annoncent des milliers d’heures de travail. Nous ça doit faire des centaines. Côté francophone, on suit avec intérêt le travail de l’ONG Disclose.

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