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Trois jeunes élèves ingénieurs de l’école des Mines se sont penchés sur l’impact de Twitter sur l’écosystème de l’information. Dans un article qu’ils viennent de faire paraître dans la Gazette des Mines (http://www.annales.org/gazette/2012/gazette_66_03_12.htm) et qu’ils m’autorisent à reproduire ci-dessous, Nicolas Govillot, Nicolas Manquest et Dimitri Petrakis mettent en évidence l’effet de concentration produit par Twitter: un nombre plus restreint de sujets captent l’attention médiatique de manière plus intense. En résumé: moins de sujets font plus de bruit. Ils détaillent ci-dessous leur méthode de travail pour en arriver à cette conclusion et soumettent le résultat et les (éventuelles) conséquences de leurs recherches à votre sagacité. Vos commentaires sont les bienvenus.

Philippe Couve

 

Le flux de l’information est incessant.  Une dépêche AFP est publiée toutes les dix secondes en moyenne. 50% d’entre elles sont jugées « d’importance » par les journalistes concernés. Les sites d’information en ligne peuvent changer de Une jusqu’à cinq fois par heure. Une quinzaine d’informations sont relayées aux journaux télévisés traditionnels du soir, tandis que les chaînes d’information en continu passent en boucle les titres les plus importants. Les médias sont maintenant capables de réagir plus vite et de transmettre presque instantanément de plus en plus d’informations. Mais les capacités d’assimilation du public n’ont pas suivi : il est maintenant submergé par la marée médiatique. Devant ce flot d’information, seuls trois titres sont retenus par le public à la fi n de la journée. Pire, seul le premier titre reste généralement dans les esprits le lendemain. D’où l’impression d’une fréquence croissante d’emballements médiatiques. Ce sentiment est-il fondé, et peut-on parer aux effets nocifs de cette polarisation sur des sujets étroits ?

Sortir des définitions moralisatrices de l’emballement médiatique 

Aujourd’hui l’emballement médiatique fait partie de ces notions dont l’évocation se multiplie tant dans les médias eux-mêmes que dans la bouche des victimes potentielles (hommes politiques, grandes entreprises…) sans que personne n’en ait de définition claire. Il s’agit finalement d’une notion fondamentalement empirique, issue du sentiment commun d’exagération de la couverture médiatique d’un événement. Aussi appelé cauchemar médiatique par Daniel Schneidermann[1], le phénomène a pu faire des ravages, comme lors de l’affaire d’Outreau. Les révélations de témoignages avaient balayé la présomption d’innocence. Mais la qualification d’une couverture médiatique en emballement ne va pas de soi : y a-t-il eu par exemple emballement médiatique autour de l’affaire Strauss-Kahn en 2011 ? L’affaire a anéanti la candidature pressentie de Dominique Strauss-Kahn, alors directeur général du FMI, à l’élection présidentielle. Elle a suscité, d’après Kantar Media, 150 000 Unes de journaux dans le monde. Cette couverture médiatique a-t-elle été exagérée ? En 1997, les morts de la princesse Diana et de mère Teresa se sont succédé à six jours d’intervalle. La mort de Diana a éclipsé, dans les médias, celle de mère Teresa. Y a-t-il eu emballement médiatique sur la première, au détriment de la seconde ?

Nous avons souhaité nous affranchir de la notion d’exagération dans notre analyse du phénomène, car parler d’exagération conduit implicitement à désigner un coupable, qui va trop loin, et à sous-entendre qu’il existerait un « bon » niveau d’exposition médiatique (ni trop, ni pas assez) pour chaque événement. Pour éviter de tomber dans une approche moralisatrice sur le comportement des médias ou du public, nous avons donc choisi de définir la notion d’emballement médiatique par la cristallisation soudaine et massive des médias autour d’un sujet.

Cette  définition permet  d’aborder le phénomène d’intensification des emballements de manière macroscopique, en observant l’évolution des couvertures médiatiques sur des périodes longues et en analysant l’intensité médiatique liée aux différents sujets. Une approche purement qualitative peut rendre compte des phénomènes à l’œuvre dans les emballements et peut les comparer vis-à-vis de leurs fondements, mais cette approche ne suffit pas à caractériser objectivement l’ampleur des emballements, ni leur intensification ces dernières années. La mesure de l’exposition médiatique d’un fait ou d’un événement est donc indispensable pour essayer de caractériser la naissance, la vie et la mort des emballements médiatiques et comparer les couvertures médiatiques entre elles. Un indicateur proposé par la société Kantar Media en collaboration avec Médiamétrie s’est avéré très utile pour identifier le phénomène d’emballement médiatique : l’unité de bruit médiatique (UBM). Il s’agit d’ailleurs d’un indicateur utilisé par la majorité des services de communication des grandes entreprises ou des organismes publics français.

L’UBM de Kantar Media mesure la présence médiatique d’un sujet sur une période donnée, le plus souvent sur une journée. Il est calculé de la façon suivante : pour chaque support médiatique

sont identifiés les espaces (chaînes de télévision, journaux, etc.) se rapportant au fait concerné, puis leur volume est mesuré (un article d’une page dans un quotidien compte par exemple pour 1, tout comme un reportage audio ou vidéo d’une minute). D’autre part, l’audience du support est déterminée et mesurée par Médiamétrie en pourcentage de la population française en âge de suivre les informations, assimilée généralement aux Français de plus de 15 ans. Puis, l’audience est multipliée par le volume, et nous obtenons l’UBM restreint au support. Il reste ensuite à sommer

l’UBM de l’ensemble des supports pour obtenir l’UBM total pour la période considérée. Par exemple, deux minutes de reportage dans le journal du soir de France 2 engendrent un UBM de 40 (audience de 8 millions de téléspectateurs soit 20% de la population, multipliée par 2 minutes), tandis qu’un article d’une page et demi dans le journal régional Ouest France a un UBM de 3 (Ouest France a un tirage de 800 000 par jour, ce qui représente approximativement 2 % de la population en âge de suivre l’actualité, que l’on multiplie par le nombre de pages soit 1,5). Si un fait était relayé par ces deux seuls supports, son UBM total serait donc de 43.

Quelques sujets monopolisent l’espace médiatique

Pour des événements de grande ampleur, quand l’ensemble des chaines télévisées consacrent plusieurs minutes à un même sujet et que toute la presse écrite fait le choix de mettre ce même titre à la Une, les valeurs de l’UBM peuvent atteindre plus d’un millier de points. Le 2 mai 2011, par exemple, un niveau record d’UBM (3011) a été atteint avec la mort de Ben Laden. En allant plus loin, en imaginant un cas d’exposition médiatique totale d’un sujet qui occuperait l’ensemble des supports sur toute une journée, et en considérant que les Français s’informent approximativement 50 minutes par jour, L’UBM atteindrait alors la valeur maximale de 5000 points.

Les 20 UBM les plus forts de l’année 2011

Le graphique ci-dessus présente les UBM des faits les plus médiatisés de l’actualité récente. Pour le construire, nous avons reporté chaque jour de l’année 2011 la valeur de l’UBM du premier titre de l’actualité. Il est alors possible d’identifier rapidement des pics réguliers de médiatisation, qui correspondent aux sujets forts de l’actualité de cette année. En période « normale », l’UBM du premier titre se situe dans la fourchette de 100 à 500 points, tandis que les pics peuvent monter jusqu’à 1000 points, voire beaucoup plus (cf. le tableau ci-dessous qui récapitule les 20 plus forts UBM de l’année).

UBM quotidien du premier sujet d'actualité en 2011

Les trois pics récents qui atteignent des valeurs d’UBM proches de 3000 points sont presque sans précédent (à l’exception de la mort du pape Jean Paul II en 2005, et de celle de Michael Jackson en 2009). Nous avons vu précédemment que le volume d’information maximum que peut recevoir un individu sur un même sujet est approximativement de 5000 points : de tels pics occupent donc plus de la moitié de ce volume disponible.

Ces évènements phares de l’actualité occultent presque complètement le reste de l’information. Les faits qui ne font pas la Une voient leur temps d’audience diminuer considérablement, puisque la plupart des supports ont généralement un volume relativement fixe à proposer (durée des journaux télévisés, nombre de pages des éditions papiers). Sur une audience totale d’environ 5000 à 6000 dans une journée, les évènements comme Fukushima ou la mort de Ben Laden ont donc vraisemblablement réduit de 30 % à 50 % la part des autres sujets de l’actualité par rapport à une Une (déjà importante) qui représenterait un UBM de 1000. Ceci est problématique pour la bonne information du public, surtout quand des études montrent par exemple que « sur une moyenne de 15 sujets aux 20 H, on ne se souvient que de 3 sujets une heure après », comme nous le rappelle Hugues Le Bret[2].

Explosion de l’exposition médiatique des faits marquants de l’actualité depuis 2006

Nous allons à présent comparer le paysage médiatique actuel avec celui d’il y a quelques années. Pour cela, nous avons reporté sur les deux graphiques suivants les trente plus forts UBM de l’année, pour 2006 et 2010.

Les 30 UBM les plus forts des années de coupe du Monde 2006 et 2010

Les UBM forts en juin 2006 correspondent à la Coupe du monde de football à laquelle l’équipe de France de football a participé jusqu’en finale (à la différence de l’édition 2010 dont les retombées médiatiques ont été fortes au début mais rapidement diminuées ensuite).

Nous remarquons une nette envolée des valeurs de l’UBM entre 2006 et 2010 : alors que la plupart des UBM de 2006 étaient dans la fourchette 500-1000, ils se situent tous, en 2010, au delà de 1000. Pour confirmer cette envolée, nous avons reporté sur le graphique suivant la moyenne des 10 premiers UBM des années 2006 à 2011.

Nous pouvons constater depuis 2010 une forte augmentation des UBM des faits majeurs (l’année 2007 a été marquée par l’élection présidentielle, mais son top 10 d’UBM reste comparable aux années 2006 à 2009). Pour ce top 10, les UBM ont globalement doublé entre 2006 et 2011. Quelle est l’origine de cette augmentation ?  S’agit-il plutôt d’une augmentation de la composante espace ou de la composante audience de l’UBM ?

Moyenne des 5 plus forts UBM de l’année, de 2006 à 2011

Un phénomène lié au fonctionnement des médias et non à l’audience

L’étude des habitudes des Français en matière de consommation d’information met en évidence, entre 2006 et 2010, une hausse d’environ 10 % du temps qu’ils consacrent chaque jour à l’information, tous supports confondus. Les Français s’informent bien davantage en temps réel sur Internet (50 % s’informent plusieurs fois par jour, selon Ipsos), mais au total, ils ne passent pas sensiblement plus de temps à s’informer.

La hausse de presque 100 % des valeurs d’UBM entre 2006 et 2011 ne peut donc pas être attribuée à la seule modification du comportement en terme d’information des Français : c’est principalement la partie espace du produit espace fois audience qui est à l’origine de la très forte augmentation de l’UBM ces dernières années, avec une explosion de l’ordre de 80 % en cinq ans. Les médias se concentrent de plus en plus sur les premiers titres de l’actualité, et restent focalisés plus longtemps dessus, délaissant les autres faits. De plus, même si l’année 2011 a été riche en évènements qui peuvent être considérés comme rares, par exemple Fukushima et l’affaire Strauss-Kahn, les chiffres de 2011 ne font que confirmer la tendance de 2010. L’année 2012 et ses élections présidentielle et législatives pourraient même battre les records de 2011.

En effet, cette évolution des UBM peut être mise en parallèle avec le développement des réseaux sociaux, tels que Facebook et Twitter, qui offrent une fonctionnalité particulièrement intéressante pour les médias : le partage d’articles avec son groupe de connaissances [3]. Il est frappant de constater que l’explosion des UBM à partir de 2010 a eu lieu alors que Facebook enregistrait une progression fulgurante chez les Français. Le nombre d’utilisateurs de Facebook en France plafonnait autour de 4 millions en 2007-2008, et s’est envolé à 10 millions début 2010 et 20 millions début 2011. Facebook en lui-même n’est pas comptabilisé dans l’UBM car il ne fait que rediriger les internautes vers les pages web des journaux, mais sa fonctionnalité de partage d’article off re aux médias un moyen d’évaluation en temps réel de la popularité respective de leurs différents articles. L’utilisation massive des réseaux sociaux depuis 2010 n’explique donc pas directement l’envolée des UBM, mais on ne peut en négliger l’influence à travers l’importance que leur en donnent les médias (en particulier dans leur version en ligne [4]) dans leurs choix éditoriaux.

Les mêmes sujets reviennent de plus en plus

Nous avons montré jusqu’à présent que l’exposition médiatique est de plus en plus forte sur les sujets qui font la Une de l’actualité. Cela est problématique pour les autres sujets qui sont d’autant moins portés à la connaissance du public. On pourrait néanmoins espérer que les sujets qui font la Une se renouvellent.

Or, cela est de moins en moins le cas : en 2006, parmi les 30 UBM les plus forts de l’année, seulement 3 sujets ont fait la Une plusieurs jours, étant présents à la Une au total sur 24 journées (Coupe du monde, confl it au Liban, manifestations autour du CPE). En 2010, parmi les 30 plus forts UBM, pas moins de 8 sujets ont fait la Une plusieurs jours, occupant 29 journées (réforme des retraites, Coupe du monde, épisode neigeux, volcan islandais, tempête Xynthia, élections régionales, nouveau gouvernement, séisme en Haïti). Ainsi, non seulement les sujets à forte exposition médiatique sont désormais plus exposés, mais ils le sont également pendant plus longtemps. L’emballement médiatique n’est pas un buzz éphémère. Le caractère intrinsèque des sujets ne peut expliquer cette évolution : il faut nous tourner vers le fonctionnement des médias.

Le paradoxe d’une information toujours plus disponible mais de plus en plus focalisée

Le marché de l’information a vu sa quantité de matière première – les briques d’information de base – croître inexorablement, sous la pression des nouvelles technologies qui en favorisent tant la production que l’accessibilité. Témoin  symptomatique de ce bouleversement, la découverte a posteriori de l’existence d’informations sur Twitter décrivant en temps réel l’opération ultra-secrète d’assassinat de Ben Laden [5]. Aujourd’hui, chaque personne ayant accès à l’Internet devient un média en puissance tandis que les médias professionnels, poussés vers des modèles de gratuité sur Internet, se retrouvent entraînés dans un champ concurrentiel extrêmement puissant et divers où l’information en temps réel devient la norme.

Cet excès d’information est renforcé par les facilités de diffusion – copié-collé, partage électronique (post sur un blog, partage par Facebook, « re-tweet »…) qui provoquent des vagues successives de rumeurs ou de nouvelles reprises dans les médias. Le cas Ben Laden fournit une illustration de ce phénomène, puisque l’image retouchée de son soi-disant corps mort montre à quel point une fausse information de qualité médiocre peut recevoir un écho mondial en quelques heures.

Ce nouvel environnement dans lequel évoluent les médias, traditionnels ou dernier cri, est trompeur. En effet, l’abondance et la diversité de la matière première – la brique d’information – qu’il génère pourrait laisser croire à une variété accrue dans les produits finis, les articles et reportages que nous consommons chaque jour. Or, et tel est le premier paradoxe qui se dessine à la lecture des UBM récents, l’abondance de l’information en continu semble aujourd’hui ne servir qu’à nourrir et exacerber les plus gros sujets d’actualité. Malgré l’accroissement de l’information disponible,l’attention des médias semble se focaliser autour d’un nombre de plus en plus restreint de sujets. Si l’emballement médiatique était autrefois un accident, il est devenu, depuis le Web 2.0, le produit quasi-quotidien de l’information continue.

Second paradoxe, l’augmentation des emballements apparaît non comme une manifestation de puissance mais comme un indicateur d’affaiblissement généralisé des médias. C’est en eff et parce qu’ils sont fragilisés dans leur modèle économique, qu’ils se retrouvent emportés dans cet excès permanent, sans doute au détriment de la qualité et de la diversité de l’information.

 

Auteurs: Nicolas Govillot, Nicolas Manquest et Dimitri Petrakis, ingénieurs des mines
Nos remerciements à Kantar Media pour les données d’UBM

Notes:

[1] Le cauchemar médiatique, Daniel Schneidermann, Denoël, 2003.

[2] La semaine où Jérôme Kerviel a failli faire sauter le système bancaire mondial, Hugues Le Bret, Les Arènes, 2010.

[3] Sur Facebook, il s’agit de la publication d’un article sur son mur (wall) ; sur Twitter, ce partage se fait par le biais de l’utilisation d’adresses URL abrégées dans les posts.

[4] Les versions en ligne des médias permettent de réagir très vite aux tendances de popularité des sujets en réorganisant les titres en fonction.

[5] Un témoin involontaire de l’opération, Sohaib Athar, a décrit en temps réel ce qui s’est avéré ensuite être l’arrivée des troupes américaines à proximité de la résidence d’Oussama Ben Laden.

 

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