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Si les rédactions des médias traditionnels ont parfois tant de mal à s’adapter au web, c’est désormais plutôt du côté de la hiérarchie intermédiaire que ça coince. Du chef de service au rédacteur en chef, les managers des rédactions se retrouvent souvent dans l’angle mort des évolutions en cours dans le monde des médias.

Au sein des rédactions, ce sont les cadres qui sont les moins bien préparés à une production bi-média. (Photo: CC Darwin Bell)

J’ai beaucoup sillonné la France au cours des derniers mois. J’ai formé des journalistes, tenu des conférences devant des rédactions, conseillé des médias autour de cette question centrale: comment s’adapter aux changements massifs induits par les nouvelles technologies autant en matière d’usage de la part des audiences qu’en terme de production au sein des rédactions. Derrière cette interrogation se nichent deux autres questions cruciales: comment conserver notre audience et comment conserver nos revenus ?

Présent aussi sur les routes (et les rails) de l’Hexagone, le journaliste, formateur et innovateur, Cyrille Frank (alias @cyceron sur Twitter) vient de livrer ses impressions sur l’état d’esprit des journalistes qu’ils forme et avec lesquels il partage les fruits de sa longue expérience du web. Dans un article titré Les journalistes papier ne sont pas (tous) des dinosaures qui refusent d’évoluer, il remarque que les journalistes réfractaires à l’idée d’une évolution de leurs pratiques ne sont plus qu’une minorité.

Pour ma part, je dirais que si on reprend la courbe d’adoption des technologies, on peut considérer qu’il s’agit des « retardataires ».

La courbe d’adoption des technologies.

Cette constatation, je la fais aussi depuis plus d’un an déjà. Derrière les rares pionniers qui se sont aventurés à faire du journalisme sur le web dès la fin du XXe siècle, beaucoup de journalistes ont fait plus récemment du chemin vers les nouveaux médias.

Aujourd’hui, ceux qui s’y aventurent encore timidement sont très demandeurs de conseils, méthodes, trucs et astuces pour se lancer. Et il ne reste plus qu’une petite proportion de réfractaires alors qu’il y a cinq ans ils constituaient sans doute pas loin de la moitié des effectifs selon mes études pifométriques.

Des journalistes se jettent en ordre dispersé sur Facebook et Twitter

Aujourd’hui, on constate aussi que les journalistes (mais cela concerne aussi les autres métiers des médias) n’attendent pas que leur direction définisse une stratégie et mette en place les outils adéquats. Fatigués des sites internet impraticables tant ils sont compliqués à manipuler pour les producteurs d’info, pas mal de journalistes se sont naturellement tournés vers Facebook voire Twitter qui offrent des facilités et un confort de publication inconnus jusqu’à lors. L’expérience à l’avantage aussi de les plonger directement l’information en réseau (« participative ») et dans les interactions avec leurs audiences.

Mais dans le même temps, comme le signale Cyrille Frank, je vois aussi que des blocages persistent. Il énumère:
•    la difficulté de faire des choix éditoriaux;
•    le manque de process de fabrication;
•    le déficit d’organisation;
•    la difficulté à faire évoluer les modes de management.

Tous ces blocages ont un point commun: ils concernent la hiérarchie intermédiaire, autrement dit l’encadrement des rédactions (schématiquement, cela va du chef de service au rédacteur en chef en passant par le secrétaire général). Bien entendu, il est difficile de faire des généralités mais les éléments qui figurent ci-dessous correspondent à des réalités que j’ai rencontrées dans de nombreux médias ces derniers mois.

Des questions cruciales pour des managers mal préparés à y répondre

Elles peuvent se résumer en quelques interrogations et autant de défis à relever.

•    Quelle temporalité ?
Les cadres connaisent la périodicité du média traditionnel et la production s’organise en fonction de cette périodicité depuis toujours. Dans un quotidien, une info qui tombe le matin va pouvoir donner lieu à un développement complet pour parution dans le journal du lendemain. Une info du soir sera traitée en urgence toujours pour figurer dans le journal du matin. Que faire avec le web ?

Une info du matin doit-elle être traitée en urgence sur le web ? Au risque de se concentrer sur un factuel évolutif et de ne pouvoir traiter les angles décalés et offrant du recul qui conviendraient pour la parution du lendemain ? Faut-il mobiliser deux journalistes au lieu d’un ? Si oui, à partir de quel moment ?

Une info du soir doit-elle être traitée simultanément en ligne et pour le papier ? Faut-il poursuivre le traitement dans la nuit pour le web ? Le jeu en vaut-il la chandelle ? Si oui, selon quels critères ?

Que sais-je des usages des différents supports sur lesquels je publie (papier, web fixe, web mobile, Facebook, Twitter, etc) qui me permet d’arbitrer à coup sûr et de faire les bons choix?

•    Du live, pourquoi et comment ?
Le traitement de l’actualité en temps réel (le live) est une des formes journalistiques qui attire le plus les internautes comme le signalait Eric Scherer sur Twitter.

Quand faut-il mettre en place un live ? Sur quel type de sujet ? Combien de journalistes faut-il mobiliser ? Quand faut-il interrompre un live (quand il ne concerne pas un événement —sportif, par exemple— dont le terme est connu) ?

•    Quelles compétences ?
Au moment des recrutements, quelles compétences « multimédia » le cadre doit-il rechercher chez les journalistes qu’il embauche ?

Comment se faire comprendre de ces jeunes stagiaires qui donnent l’impression de se balader en terrain totalement conquis sur le web (alors que lui se demande encore à quoi peut vraiment servir Twitter) et qui éclatent de rire aux deux extrémités de la rédaction alors qu’ils ont un casque sur les oreilles parce qu’il viennent d’échanger une blague sur GTalk.

•    Quelle organisation de la production ?
Une pression plus ou moins sourde affirme au chef de service qu’il faut faire de la vidéo. Produire des vidéos lorsque l’on vient de la presse écrite et de la radio, c’est un bel effort. Mais produire de la vidéo prend du temps et ne génère pas toujours une audience considérable. A quel moment, le traitement vidéo est-il pertinent ? Les mêmes questions se posent pour les diaporamas et tout ce qui est couvert par le vocable « webdoc » dans les rédactions.

•    Quel dialogue avec les développeurs ?
Le rédacteur en chef bi-média va devoir se préoccuper de questions techniques à fort impact éditorial comme le choix d’un CMS (content management system ou système de gestion de contenu), Il va devoir s’impliquer dans la gestion de projet web et savoir parler avec les développeurs et se faire comprendre d’eux.

•    Que faire des statistiques de fréquentation ?
Les médias en ligne ont ceci de particulier qu’ils génèrent des volumes considérables de statistiques (il faut dire de « data » sous peine de paraître has been). C’est bien joli, mais on en fait quoi des centaines de pages quotidiennes que peut générer un outil comme Google analytics ? Et si mon site est équipé de Chartbeat, comment utiliser ce tableau de bord en temps réel de la fréquentation ? Quel sens éditorial et aussi économique donner à ces montages de données ? Dois-je comprendre que l’article sur la nouvelle tenue de Lady Gaga qui a généré des pics d’audience va devenir le mètre-étalon du succès des futures productions ?

Tous ces questionnements appellent des compétences et une expérience qui manquent souvent dans la hiérarchie intermédiaire des rédactions. Et pour cause.

Les difficultés des managers des rédactions s’expliquent

Loin de moi l’idée de jeter l’anathème sur la hiérarchie intermédiaire en faisant d’elle le bouc émissaire de toutes les difficultés d’adaptation que connaissent les rédactions. Prenons le profil d’un rédacteur en chef en 2012. Il y a de fortes chances qu’il ait aujourd’hui au moins 45 ans.

[notice_box]Portrait-robot du rédacteur en chef de la presse écrite
Source: Observatoire des métiers de la presse (2010)
Les rédacteurs en chef sont en grande majorité des hommes (63,4%).
94% des rédacteurs en chef sont cadres et 60% ont 45 ans et plus.
39% d’entre eux travaillent en presse magazine, 27% en presse spécialisée, 9% en PQN et 7% en PQR.
[/notice_box]

Notre cadre a sans doute commencé à occuper des fonctions hiérarchiques il y a dix ou quinze ans. A cette époque (entre 1997 et 2002), le web n’était pas ce qu’il est aujourd’hui. Notre journaliste-manager n’avait donc pas d’expérience du média web en tant que journaliste « de base ». Et pendant les dix à quinze dernières années, notre rédacteur en chef d’aujourd’hui a fait partie de l’encadrement de son média traditionnel (presse, radio ou télé) avec un enjeu crucial: tirer le meilleur de son équipe et affronter la concurrence. Conséquence: il s’est concentré sur le média traditionnel qui était au centre de la stratégie de son titre.

Aujourd’hui que la situation change et que le web (ou le mobile ou les réseaux sociaux) occupent une place de plus en plus importante, notre rédacteur en chef a le sentiment d’être dépassé: il ne connaît pas les nouveaux médias pour ne pas les avoir pratiqués en tant que producteur, il ne les connaît pas pour ne pas les avoir pratiqués en tant que cadre et pourtant on lui demande de piloter une production bi-média avec des effectifs qui ont plutôt tendance à diminuer.

J’en ai croisé des dizaines ces derniers temps. Beaucoup étaient demandeurs d’information et posaient beaucoup de questions. D’autres étaient dominés par l’inquiétude de ne pas être à la hauteur des défis du moment. Quelques uns (assez rares) paraissaient résignés et semblaient n’attendre qu’une chose: l’heure de la retraite.

Pour une formation spécifique des managers bi-média

Aujourd’hui, il semble que des formations axées sur les enjeux, les compétences et les outils du management bi-média s’imposent. Ces formations ne doivent pas être théoriques mais mixer un bain de culture numérique pour comprendre qu’internet est un univers spécifique (les être humains en réseau développent des aptitudes, des comportements, des attitudes parfois assez spécifiques) et des questions et réponses pratiques sur les enjeux concrets de la gestion d’une rédaction bi-média.

Je suis de ceux qui plaident depuis quelque temps déjà pour la mise en place volontariste de programmes de formation à destination des cadres des rédactions. Sinon, le risque se profile assez nettement d’une adaptation trop lente et trop tardive des rédactions et de leur fonctionnement. Un risque que la situation économique fragile de nombreux titres ne leur permet pas vraiment de courir.

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